Bac +5 en lettres et sciences humaines : pourquoi leur insertion reste difficile, malgré leurs compétences

Chaque année, des milliers d’étudiants décrochent un master en lettres, langues, philosophie, sociologie, histoire ou communication en faculté des lettres et sciences humaines. Ces filières d’études universitaires attirent par leur richesse intellectuelle, mais elles continuent à souffrir d’une image d’inutilité économique. L’étude publiée par l’Apec en décembre 2024 remet les chiffres sur la table : si les diplômés en lettres et sciences humaines s’insèrent presque aussi vite que les autres, leurs conditions d’emploi restent nettement moins favorables.

Un taux d’emploi correct, mais des débuts précaires

Un an après leur diplôme, 81 % des titulaires d’un bac +5 en lettres et sciences humaines sont en emploi, un score proche de celui des masters en droit ou en sciences. Sur le papier, l’insertion paraît donc satisfaisante.
Ceci dit, derrière ces chiffres se cache une réalité moins brillante. Seuls 68 % de ces jeunes sont en CDI (ou titulaires dans la fonction publique), soit 20 points de moins que leurs camarades des filières plus professionnalisantes. Et à peine 44 % occupent un poste de cadre, contre près des 3/4 dans les disciplines scientifiques.

Les salaires reflètent ce déséquilibre : le revenu médian brut des diplômés de lettres et sciences humaines atteint 29 000 euros par an, contre 35 000 en droit-économie-gestion et 37 000 en sciences. Ces écarts s’expliquent en partie par le type d’établissement — la majorité sort des universités, moins valorisées sur le marché que les écoles de commerce ou d’ingénieurs — mais pas seulement. À diplôme égal, le marché du travail continue à considérer ces profils comme moins opérationnels.

Autre spécificité : 1/3 des diplômés de lettres et sciences humaines travaille dans le secteur public, où les débouchés sont plus nombreux, mais souvent moins rémunérateurs.

Une recherche d’emploi plus longue et plus incertaine

Si la majorité finit par trouver un poste, la recherche d’emploi s’avère plus laborieuse que dans les autres disciplines. Près de 8 diplômés sur 10 la jugent « difficile ». Beaucoup peinent à identifier les offres qui leur correspondent ou à se sentir légitimes face aux diplômés d’écoles de commerce. Ce sentiment d’illégitimité nourrit le doute et la lassitude.

Les jeunes interrogés évoquent un parcours souvent frustrant : des candidatures sans réponse, des postes pris « faute de mieux », des salaires à la baisse. Pourtant, ils maîtrisent les outils de base — CV, lettres, plateformes d’emploi — et ont souvent réalisé des stages ou de l’alternance. Ce qui leur manque, c’est une vraie préparation stratégique à la recherche d’emploi. Seuls 28 % estiment avoir été suffisamment accompagnés par leur université, contre 40 à 46 % dans les autres filières.

Les universités multiplient pourtant les dispositifs d’aide à l’insertion : ateliers, forums, accompagnement personnalisé. Mais la plupart des étudiants n’y voient pas d’intérêt pendant leurs études. Résultat : au moment de chercher un travail, beaucoup n’ont ni réseau professionnel solide, ni visibilité sur les réseaux sociaux, ni réflexe de valorisation de leurs compétences.

Un projet professionnel souvent flou et tardif

Autre difficulté mise en lumière par l’étude : les diplômés de lettres et sciences humaines se penchent très tard sur leur projet professionnel. Seuls 35 % commencent à chercher un emploi avant d’avoir terminé leurs études, contre plus de la moitié dans les autres disciplines. La raison principale tient au mémoire de fin d’études, particulièrement exigeant, qui monopolise leur énergie. La recherche d’emploi est repoussée à plus tard, parfois après quelques mois de pause.

Le projet professionnel est souvent vague : beaucoup hésitent entre plusieurs secteurs, plusieurs métiers, et finissent par se laisser porter par les opportunités. Cette flexibilité, qui pourrait être un atout, traduit souvent un manque de repères sur les métiers accessibles et sur les salaires réels du marché. Seul un tiers déclare avoir une idée claire de la rémunération à laquelle il pouvait prétendre.

Ce décalage entre formation et réalité économique rend la transition vers la vie active plus difficile. Il entretient aussi une forme d’incertitude : comment valoriser un diplôme généraliste dans un monde où les recruteurs exigent des compétences directement exploitables ?

Des compétences bien réelles, mais mal traduites pour l’entreprise

Contrairement à une idée répandue, les diplômés de lettres et sciences humaines ne manquent pas de compétences. Ils maîtrisent l’expression écrite et orale, savent analyser, argumenter, s’adapter et collaborer. Ces qualités sont reconnues par les recruteurs interrogés. Le problème vient plutôt de la manière de les présenter.

Beaucoup de jeunes issus de ces filières peinent à identifier précisément leurs compétences transférables. Moins d’un sur deux estime avoir été aidé pendant ses études pour les formaliser, contre plus de la moitié dans les filières plus professionnalisantes. Ils ont aussi tendance à se réfugier derrière le titre de leur diplôme — « master en philosophie », « master en anthropologie » — sans traduire ce que cela signifie en termes d’aptitudes concrètes pour une entreprise.

À l’inverse, un diplômé d’école de commerce n’a pas besoin de s’expliquer : son cursus est déjà « marketé ». Les formations universitaires restent, elles, plus floues aux yeux des employeurs. Certains responsables RH avouent encore entretenir des stéréotypes : manque de pragmatisme, formation trop abstraite, absence de compétences techniques.

Pour sortir de ce cercle, les diplômés doivent apprendre à présenter leurs atouts autrement : parler d’autonomie, de rigueur intellectuelle, d’adaptabilité, de capacité à traiter l’information, à rédiger, à convaincre. En d’autres termes, traduire leur culture générale en compétences utiles à l’entreprise. Ce travail de repositionnement est indispensable pour mieux défendre la valeur de leur parcours.

Le cas particulier des docteurs en lettres et sciences humaines

Les titulaires d’un doctorat font face à des obstacles encore plus marqués. Beaucoup avaient envisagé une carrière universitaire, et vivent douloureusement la nécessité de s’orienter vers le secteur privé. Le deuil du projet académique est souvent vécu comme un échec, avant de pouvoir se reconstruire autour d’un nouveau parcours.

Leur recherche d’emploi est souvent longue et déstabilisante. Peu habitués aux codes du recrutement classique, ils doivent apprendre à condenser leur CV, à vulgariser leurs compétences, à montrer en quoi leurs travaux peuvent servir concrètement une entreprise. Valoriser un doctorat comme une expérience professionnelle — et non comme une simple extension d’études — reste un défi majeur.

Des outils existent pourtant : les fiches métiers proposées par Adoc Talent Management, le Mooc PhDOOC, ou encore l’événement « Cap Docteurs » organisé par l’Apec. Ces ressources aident les docteurs à identifier les compétences qu’ils peuvent transférer — gestion de projet, esprit d’analyse, rigueur, communication scientifique — et à les faire reconnaître par les recruteurs.

Un enjeu partagé entre jeunes diplômés et entreprises

La question n’est donc pas celle de la valeur de ces formations, mais de leur reconnaissance. Les masters et doctorats en lettres et sciences humaines développent des compétences recherchées : analyse, communication, esprit critique, autonomie. Mais tant que les étudiants ne sauront pas les « traduire » en langage professionnel, et tant que les entreprises garderont leurs préjugés, le potentiel restera sous-exploité.

Pour les universités, le défi est clair : accompagner les étudiants plus tôt dans la construction de leur projet professionnel, les aider à identifier leurs compétences transférables et à se positionner sur le marché du travail. Pour les entreprises, il s’agit d’apprendre à lire autrement ces profils, souvent dotés d’une grande capacité d’adaptation et d’une intelligence relationnelle précieuse.

Les lettres et les sciences humaines ne sont pas une impasse. Elles exigent simplement un effort mutuel : celui des diplômés pour se rendre lisibles, et celui des employeurs pour reconnaître leur vraie valeur ajoutée.

Un avenir avec l’IA ?

La situation pourrait cependant complètement s’inverser avec l’arrivée de l’Intelligence Artificielle. La suppression des métiers « techniques » comme ceux des développeurs et le besoin de « sens » et de valeur ajoutée, avec beaucoup plus de place accordée à la réflexion en amont et à des organisations beaucoup plus « humaines » de par la prise en charge des tâches « automatiques » par des machines, devrait recentrer les entreprises vers les « littéraires » comme c’était le cas avant la révolution technique des années 60-70.

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